Par Hervé ASTIER
Directeur associé chez Lanteas

 

Véhiculée par des éditeurs de solutions de GRC (Gestion de la Relation Citoyens) qui ont réalisé leurs solution « from scratch », sans s’appuyer sur un CRM, une théorie d’inadaptation du CRM au contexte de la GRU (Gestion de la Relation Usagers) circule auprès des acteurs publics.

Les arguments avancés sont essentiellement : « les Citoyens ne sont pas des clients » et « le CRM n’est pas conforme au RGPD »

Reprenons ces arguments et étudions-les au regard des besoins des acteurs publics et des fonctionnalités intrinsèques d’un CRM.

Les citoyens ne sont pas des clients, mais…

Certes, apparenter les citoyens à des clients a-t-il une connotation consumériste qui peut sembler de mauvais aloi s’agissant de services publics, au premier abord. Certains termes, comme celui de « productivité », sont mal perçus par une partie des acteurs publics et ont une dimension « libérale » qui prend rapidement un tour politique, le sujet devenant clivant par principe.
C’est d’ailleurs sans doute l’effet recherché par ceux qui brandissent cette distinction de vocabulaire entre client et citoyen.

En réalité, ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas la manière dont on considère l’usager, mais la manière de traiter ses demandes, et de les suivre efficacement.

En tant que « consommateur des services offerts par la collectivité », il apparaît que l’usager rejoint sans conteste le « Customer » du sigle CRM sur les points suivants :

  • Traçabilité

L’un des premiers principes du CRM est la traçabilité, qui apporte la connaissance des actions des usagers comme des agents (qui a fait quoi et quand). Cela concerne notamment :

  • Les actions de l’usager (gestion du compte, saisie de demandes, …)
  • Les échanges avec l’usager (appels, courriers, mails, notifications envoyées, documents reçus et envoyés…)
  • Les actions des agents (ouverture des dossiers, process d’instruction…).
  • Les interactions avec des outils métiers (échanges de flux, appairage…).

Rappelons sur ce point à ceux qui opposent CRM et RGPD que la traçabilité est requise en matière de conformité RGPD (tenue des registres…). Nous y revenons plus loin dans cet article.

Alors bien sûr, on peut développer soi-même le volet traçabilité dans un logiciel « maison », mais ce faisant, on dépense du temps et de l’énergie à refaire ce que le CRM fait très bien en standard. Il en va de même pour toutes les fonctionnalités majeures citées ci-après.

  • Multi-canal et cross-canal

L’objectif du CRM est de donner une vision globale de la Relation avec l’usager, quelque-soit le canal de sa sollicitation.

Aujourd’hui, ces canaux sont nombreux et se juxtaposent, et limiter la GRC à des flux de téléservices est pour le coup totalement insuffisant.

Lorsqu’on dirige une Commune ou un Département, on sait que les sources de sollicitations sont diverses : réseaux sociaux, appels téléphoniques, courriers, mails, services en ligne, interpellations verbales directes au guichet ou avec des élus (lors de réunions comme des conseils de quartiers par exemple)… et on sait aussi que l’usager n’apprécie pas de constater que l’élu qui nous reçoit ou l’agent d’accueil qu’on interroge sur l’avancement d’une demande n’est pas au courant de nos demandes en cours.

La fonction du CRM, c’est bien de collecter et centraliser autour d’un référentiel usagers toutes les demandes et interactions, quelque-soit leur canal entrant et de pouvoir les restituer de manière globale sur un ou plusieurs canaux (le compte usager sur un portail, mais aussi au téléphone par un agent d’accueil ou d’un centre de contact sous certaines conditions).

Le multi-canal, le cross-canal, la collecte et la centralisation des sollicitations et des échanges sont des fonctions natives d’un CRM.

  • Qualité de services

Même dans le privé, l’objectif du CRM n’est pas seulement de faire du business via du profiling, mais c’est avant tout d’améliorer la qualité du service rendu, par une meilleure maîtrise des processus d’instruction des dossiers et de restitutions tant à l’usager qu’en interne.

Par exemple, informer en temps réel l’usager sur l’avancement de ses dossiers, c’est améliorer le service rendu, éviter des appels entrants ou des courriers et des recherches fastidieuses pour y répondre, c’est désengorger les centres de contact et soulager les métiers.

Le décret relatif à la saisine est là pour rappeler que l’usager doit être informé et que l’instruction des demandes doit être suivie et tracée, même dans les services publics.

La qualité de services est gérée nativement dans un CRM où des délais peuvent être paramétrés pour le suivi des demandes, des notifications envoyées de manière automatiques aux usagers ou aux agents en fonction de paramètres de process, etc…

  • Connaissance des usagers et push

Même dans ce domaine qui dans le privé s’apparente à du marketing, les acteurs publics peuvent rendre des services aux usagers grâce au CRM.

Par exemple, prévenir une association que la campagne relative à une subvention qu’il a sollicité l’année précédente s’ouvre, est-ce du marketing ou un service rendu à cette association ?

Envoyer un SMS à un ensemble d’usagers inscrits à un évènement pour les informer que ce dernier est annulé ou reporté, est-ce une fâcheuse intrusion dans leur vie privée ou est-ce un service qu’on leur rend ?

Comme dans toute utilisation d’outils, ce n’est pas l’outil qui doit être mis en cause en cas de mauvaise utilisation mais la pratique qu’on en fait.
Si on le fait avec intelligence et dans l’objectif de rendre un service aux usagers il est tout à fait pertinent  d’utiliser les modules « campagnes » présents dans les CRM pour faire du push sur des listes de diffusion dynamiques d’usagers, dans le respect de la finalité d’utilisation de leurs données personnelles… ce qui nous amène au volet RGPD.

RGPD et CRM

Selon ses détracteurs, le CRM serait un outil qui ne respecte pas le RGPD.

D’emblée, on note là encore une confusion entre l’outil et son éventuelle utilisation non conforme.

Vision globale de synthèse et cloisonnement des données

On reproche notamment au CRM d’offrir à la collectivité une vision globale des demandes des usagers qui serait interdite en matière de RGPD au regard du principe établi par la CNIL de cloisonnement des données usagers.

D’une part ce n’est pas ce que dit le RGPD, et d’autre part, ces outils permettent, grâce à un paramétrage des droits des agents, de rendre visibles ou non les demandes des autres services.

Imaginons qu’un usager appelle un centre de contact pour demander où en est tel dossier (donc le statut d’avancement du traitement de la demande), l’agent doit-il répondre « désolé, mais un service chez nous sait sans doute où en est votre demande, mais je n’ai pas le droit de vous le dire, et ce service ne répond pas directement aux usagers » ?
Car cette dialectique biaisée autour du RGPD amène à ce genre d’absurdité.
Bien entendu, il faut savoir gérer les exceptions, et certains dossiers sensibles (notamment en matière d’action sociale) doivent pouvoir être écartés de la vision de synthèse par paramétrage.

De même, il est tout à fait possible de gérer des droits en consultation avec un niveau de détail paramétrable (voir uniquement l’objet, la date de dépôt d’une demande et son état générique).

Rappelons ce que dit la CNIL au sujet du cloisonnement des données :

« Cette étanchéité est notamment garantie par une politique de gestion des droits des personnes habilitées à accéder aux données en fonction de leurs missions. »

En matière de RGPD, ce n’est pas le CRM qui doit ou non être conforme, ce sont des procédures et des mécanismes qu’il faut mettre en place dans la solution finale (au-dessus du socle) comme par exemple :

  • Gérer le cloisonnement des données par profils métiers
  • Gérer la notion de « portail chapeau » avec des identifiants usagers propres à chaque métier
  • Purger des demandes clôturées après un délai paramétrable
  • Désactiver les comptes usagers non utilisés après un délai d’inactivité paramétrable
  • Gérer le droit à l’oubli
  • Permettre à l’usager de supprimer ses demandes, son compte…
  • Gérer au niveau des téléservices l’accord explicite de l’usager en indiquant la finalité de la collecte de ses données personnelles
  • Etc…

En tant qu’éditeur d’une solution de GRU bâtie sur un socle CRM, nos équipes mettent en place ces mécanismes sous forme d’un « module RGPD » surchargeant le socle CRM afin d’assurer la conformité RGPD et l’homologation des téléservices. Le CRM n’est en rien un frein à la mise en œuvre de ces fonctionnalités, il apporte au contraire la traçabilité dans les actions RGPD réalisées au fil du temps (effacement, désactivation, archivage…).

Référentiels usagers, anonymisation, restitutions

Dans le même esprit de respect des données personnelles, les demandes des usagers ne peuvent être conservées dans une base de données globale.

C’est pourquoi il est tout à fait possible, même avec un CRM, de développer une base infocentre anonymisée qui permettra d’accueillir les données utiles à la collectivité pour réaliser des restitutions et des études statistiques, y compris pluri-annuelles.

Cette fonctionnalité est par exemple implémentée en standard dans Open GRU s’appuyant sur un socle SuiteCRM.

Conclusion

Pour conclure cet article, je ferai un parallèle avec l’histoire du développement des sites Internet.

Il y a environ 15 ans, alors que je dirigeais une agence web, le débat portait sur la pertinence de s’appuyer ou non sur un CMS (outil de gestion de contenus) pour concevoir et gérer un site Internet.

Les anti-CMS étaient alors très nombreux, majoritaires, et faute d’avoir fait ce choix dans leurs offres de création de sites, ils multipliaient les arguments techniques, pratiques ou philosophiques pour expliquer en quoi l’utilisation d’un CMS n’était pas adaptée.

Aujourd’hui il ne viendrait à (quasiment) personne d’envisager de développer un site Internet sans s’appuyer sur un CMS comme WordPress, Joomla, Drupal, Typo ou consorts. Car ces outils, le plus souvent open source, bénéficient d’une force de développement, d’un périmètre fonctionnel accru par des contributions multiples (plugins, modules…) et d’une qualité d’adaptation aux mutations technologiques indispensable en conception web.

Le CRM en GRU est, techniquement, un peu ce qu’est le CMS d’une gestion de contenus de site web : un socle qui intègre intrinsèquement les fonctionnalités essentielles et qui permet d’évoluer en fonction des usages et des évolutions technologiques successives (full web, mode responsive, cadre d’interopérabilité…). Il permet de gagner un temps précieux en développement et surtout en évolution et maintenance, l’effort des éditeurs de GRU basés sur un CRM portant uniquement sur les surcouches d’adaptation nécessaires (dans notre cas gérer des usagers et non des clients).

Enfin, les CRM de renommées mondiales offrent sans doute une plus grande pérennité que les solutions bâties de A à Z par de petites sociétés isolées, qui devront « assumer » seules les mutations technologiques incessantes dont nous sommes tous les témoins.